En cette mi-décembre 2025, quelques Membres du Club royal des gastronomes de Belgique ont fait le voyage jusqu’à Grignan pour participer au 1er Symposium national sur le goût de la Truffe au cœur de la première région de production trufficole de France. Grignan est un petit village de la Drôme qui doit en partie sa réputation à son imposant Château où mourut Madame de Sévigné (1626-1696). Détruit à la Révolution française il fut reconstruit au début du 20ème siècle par Madame Marie Fontaine, riche héritière de la bourgeoisie industrielle de la fin du siècle précédent. La visite vaut certainement le détour. Mais ce week-end étendu se voulait intensément truffé.

Accueil très chaleureux au Domaine de Cordis par M. Didier Chabert, l’un des organisateurs et grand trufficulteur de la région, en compagnie des conférenciers du lendemain, autour de vins de la région — appellation « Grignan-les-Adhémar » — et bien-sûr de truffes : zakouski à la truffe de Lorraine, au parfum très prononcé si particulier, brouillade à la truffe noire et salade réalisée à partir d’une huile infusée par Yves Schweitzer de la Ferme truffière de Navi en Meuse, passionné de truffes et notamment celles de Bourgogne et de Lorraine.
Dès le lendemain matin, nous nous retrouvons pour une conférence à l’espace Médicis de l’Université du vin de Suze-la-Rousse. Elle est ouverte par M. Hughes Blachère, Président des artisans de la truffe noire et M. Didier Chabert, trufficulteur au Domaine de Cordis à Grignan.

Le Professeur Jean-Claude Pargney propose à la trentaine de participants de faire un petit voyage à travers les centaines de molécules aromatiques conférant aux truffes leurs notes olfactives : aldéhydes, esters, alcool, composés soufrés, cétones, hydrocarbures, etc. Certaines, comme les anisoles, sont sympathiques et peuvent évoquer le chocolat, le beurre, la tomate, le camembert. D’autres en revanche sont beaucoup moins agréables. Quoiqu’il en soit, ce sont les mélanges et les concentrations de ces molécules qui font la spécificité de chaque truffe. De nombreux facteurs modifient néanmoins les sensations qu’elles procurent : température des aliments, dilution dans la salive, action des enzymes salivaires, substances parasites dans la bouche, etc. Malheureusement, il faut tenir compte d’un autre facteur : les tromperies sur le produit de base. Cela commence au niveau de la truffe fraîche, certains courtiers n’hésitant pas à vendre de la tuber indicum, au parfum peu développé, au prix de la tuber melanosporum, au parfum envoûtant mais beaucoup plus chère. Mais le plus gros problème se trouve, comme c’est trop souvent le cas, dans l’industrie agroalimentaire, consommatrice d’arômes artificiels pour produire des huiles au parfum rappelant ceux de la truffe (signalons que contrairement aux olives, aux noix, ou au lin, la truffe ne peut pas produire d’huile, donc l’expression « huile de truffe » est une hérésie), ou d’autres aliments avec un parfum truffé qui est rajouté et n’est pas de la truffe. Les emballages n’aident pas le consommateur et il faut absolument lire les étiquettes aussi absconses soient-elles ! Les ingrédients sont d’abord classés par ordre décroissant de poids dans le produit. Ensuite, pour résumer, il faut retenir :
- « Arôme de truffe » signifie arôme synthétique ressemblant à la truffe, le plus souvent à la tuber magnatum Pico (truffe blanche d’Alba) dont 80% de la puissance aromatique est due au bisméthylthiométhane synthétisé pour la première fois en 1967 par A. Fiecchi à l’Université de Milan.
- « Arôme naturel de truffe » est un extrait de légumes bon marché qui, assemblés, peuvent ressembler à la truffe.
- « Produit à la truffe » contient une dose quasi-homéopathique de truffe.
- Enfin, un « produit truffé » devrait contenir au moins 3% de truffe (voir ci-dessous).
Malheureusement, après des années de diffusion des produits aux arômes synthétiques, beaucoup de consommateurs (et chefs!) ont acquis une mauvaise idée du véritable parfum et de la véritable saveur de la truffe.

Voilà donc une entrée en matière plutôt alarmante pour les consommateurs. C’est bien dommage car la truffe fraîche propose aussi une saveur cachée, le kokumi (signifiant « bouche bien remplie » en japonais). Toutes ces remarques et mises en garde ne sont pas uniques aux truffes et s’appliquent à n’importe quel aliment emballé… et, à l’arrivée des fêtes de fin d’année, les arnaques redoublent. En ce domaine, la truffe, me semble-t-il, joue un rôle de miroir grossissant sur les dérives de l’industrie agro-alimentaire et l’omnibus sur la « simplification » des pratiques agro-industrielles que s’apprête à voter le Parlement européen ne va probablement pas arranger les choses pour les consommateurs.
M. Didier Chabert, qui fut longtemps nougatier à Montélimar, prend la parole et se focalise sur les perceptions olfactives et gustatives de la truffe et les conditions optimales de leur réalisation rappelant une maxime d’Escoffier : « faites simple, mais faites sublime ! » Mieux vaut ne pas trop chauffer la truffe : entre 40 et 65 degrés. L’idéal est d’ajouter de la truffe fraîche à la dernière minute, de laisser infuser à feu coupé si c’est une sauce, et de servir aussitôt. Préférez les associations avec un corps gras (beurre), de l’amidon (pomme de terre, risotto) mais aussi avec les œufs, le céleri rave et même les asperges. Côté viande on choisira les volailles, le veau ou le porc et on évitera le gibier. Enfin on retiendra ces différents types de truffes :
- la tuber melanosporum, ou truffe noire, ou encore truffe du Périgord, la reine incontestée avec ses arômes de sous-bois, de champignon, de terre, et ses notes animales légères.
- la tuber uncinatum, ou truffe de Bourgogne ou encore truffe d’automne et la tuber aestivum, ou truffe d’été, fragiles thermiquement, aux arômes de noisette, de champignon frais, sont bien moins intenses que la tuber melanosporum mais offrent néanmoins une douceur et un bel équilibre mélangées dans des purées.
- Un troisième type très intéressant, mais qui ne plaît pas à tous les amateurs est la tuber mesentericum ou truffe de Lorraine. Son profil phénolique et bitumineux, presque médicinal, la réserve pour des usages très spécifiques, pour des amateurs avertis. En revanche elle supporte mieux la chaleur que les autres et se marie parfaitement avec rognons ou ris de veau pour le salé, et avec caramel et chocolat pour le sucré.
La saison de récolte de la melanosporum commence en décembre, mais cette truffe atteint généralement sa pleine maturité à partir de janvier, jusqu’en mars. Mieux vaut donc l’oublier pour Noël et la garder pour l’Épiphanie. La meilleure façon de l’acheter est de s’adresser directement à un trufficulteur de confiance : beaucoup expédient quelques heures après la récolte dans des emballage sous-vide spéciaux, et même jusqu’en Belgique !
Après une pause déjeuner avec des vins régionaux nous poursuivons les présentations académiques avec Richard Splivallo venu de Suisse. Après une carrière universitaire autour de la truffe, il s’est lancé dans la production d’arômes naturels essayant d’être le plus proche possible de la melanosporum. Il commence sa présentation par une perspective historique. Il rappelle aussi la directive européenne sur les arômes conduisant aux aberrations sus-mentionnées et donne d’autres exemples encore plus cocasses. Faut-il préférer une « huile à la truffe, » une « huile à la truffe, aromatisée, » une « huile aromatisée, à la truffe » ou une « huile goût truffe » ? Richard décortique sous nos yeux éberlués des étiquettes de produits trouvés en supermarché sous des marques que l’on pense respectables. Il cite un rapport de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (l’équivalent de l’AFSCA en Belgique) de 2020 : parmi les produits testés 50% d’entre eux comportaient des anomalies. Dans le secteur de la restauration c’est pire avec 60% d’anomalies. À plusieurs reprises nous sentons des échantillons sur des languettes de parfumerie imbibés d’huiles différentes. Nous répondons à main levée à différentes questions.

Le reste de l’après midi est consacré à une dégustation de truffes fraîches et d’huiles parfumées, dans des conditions proches des laboratoires : Mme Blandine Alvarez anime la séance commençant par un résumé de ce que sont les analyses sensorielles effectuées par les professionnels. Ici on essaye de mettre de côté le plaisir pour se concentrer sur la nature et l’intensité des éléments objectivables perçus par nos sens. L’exercice n’est pas simple. Il est même d’ailleurs fatigant. Néanmoins captivant.

Le samedi matin, retour au Domaine de Cordis : nous avons la chance de pouvoir participer à une session normalement réservée aux professionnels de la truffe. Le premier intervenant Franck Richard, du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive affilié au CNRS (équivalent du FNRS en Belgique) débute avec les connaissances accumulées par les trufficulteurs au cours des derniers siècles. Leurs livres contiennent des enseignements utiles pour la recherche scientifique contemporaine sur la truffe. Il parle de mycorhization, d’endo- et d’ecto-mycorhize, de pralinage, d’arbre phylogénétique, de symbiose, mais aussi de ménage à trois entre une herbe, une truffe et un chêne, la première se retrouvant le dindon de la farce. Malgré des connaissances toujours plus précises le diamant noir garde toujours une très grande part de mystère.
C’est l’heure de l’apéritif… en terrasse… bien que le mois de décembre soit bien entamé. Pour le déjeuner, ravioles aux truffes: riches crémeuses et délicieusement parfumées. Salade de blé (valerianella locusta que l’on appelle « mâche » en France) aux vinaigre balsamique et huile truffés produits dans le domaine. Surprenant dessert : glace vanille avec un nappage à la tuber melanosporum.
Avant la présentation suivante, M. Didier Chabert nous montre la fabrication de « biochar » à partir de bois de chêne provenant de ses truffières. Imaginez un barbecue d’un mètre cube et demi, rempli de morceaux de bois ardents autour de 500 degrés Celcius, dans lequel on ajoute mille litres d’eau de pluie. Après refroidissement et évacuation de l’eau, on récolte une sorte de charbon de bois avec des propriétés particulières. M. Didier Chabert explique comment ce biochar — qu’il utilise dans ses truffières — pourrait permettre à d’autres trufficulteurs de réveiller certaines truffières anciennes ou de favoriser la production de truffes.


La journée éducative se conclut par une visite des truffières où alternent chênes blancs et chênes verts, mais également de la partie technique du domaine : production d’électricité photovoltaïque et de chauffage au bois pour être en autonomie.

Un grand moment d’exception nous attend alors : dîner de gala avec trufficulteurs et viticulteurs. Au menu de la truffe cuisinée avec des produits s’accordant à merveille avec elle. La grande salle du restaurant de la Ferme de Chapouton fait face au château de Grignan qui surplombe le village et s’illumine d’un superbe feu d’artifice au moment du passage à table. Le Professeur Marc-André Selosse, captive les convives avec un discours dynamique, court et teinté d’humour… sur la truffe ! À notre table c’est Aurélia Spitaëls du Domaine du Chardon Bleu qui offre et présente ses vins, en blanc et rouge. Tranche épaisse et fondante de céleri rave trouée en son centre pour accueillir une sauce à la tuber mesentericum, purée de céleri rave à la truffe. La cuisson a fait disparaître les arômes désagréables du champignon et nous laisse un très bel accord. Nous poursuivons avec des noix de coquilles Saint-Jacques bien colorées, accompagnées de topinambours confits onctueux, et humectées de beurre blanc délicatement parfumé à la tuber uncinatum. Le coquillage et le champignon forment un beau mariage que soutient le gras de la sauce. On passe à la tuber melanosporum tant attendue : poitrine de poulet à la peau dorée et croustillante, jus de viande truffé, purée de pommes de terre truffée et coiffée d’une julienne de truffe fraîche. Avant de consommer on hume les arômes envoûtants de la julienne que la chaleur de la purée développe. Le dessert confirme que la truffe n’est pas réservée aux préparations salées : baba au rhum avec une crème chantilly à la tuber melanosporum et un petit verre de rhum arrangé à la même truffe avec lequel j’enivre le baba.




La nuit est courte. Lever de bonne heure. La silhouette du Mont Ventoux se dessine derrière le soleil levant. À Saint-Paul-Trois-Châteaux, c’est bientôt l’ouverture officielle du marché aux truffes de détail par M. Hughes Blachère, Président des artisans de la truffe noire. Monsieur le curé bénit les chiens truffiers. Trufficulteurs et membres de la Confrérie du diamant noir et de la gastronomie sont accompagnés de quelques notables politiques.

Quelques discours de circonstances célèbrent le terroir régional propice à la culture de la truffe et du vin. Des chefs locaux signent la charte qualité et s’engagent à la transparence vis-à-vis de leurs clients.

La place du village est bondée. On sonne les cors et le marché est ouvert. Difficile d’atteindre les petites tables des rabassiers présentant leur cueillettes. Ce jour là les prix varient entre 8,50 et 9,70 euros les dix grammes, soit, en général, la portion recommandée pour une personne. À déguster le plus rapidement possible après l’achat, mais quelle recette ?


Voilà l’heure de retourner à Bruxelles, après une parenthèse inoubliable, riche en découvertes, stimulante gustativement et intellectuellement, et source de nouveaux amis gastronomes.

Références:
- Chabert D., Le goût de la truffe
- Chabert D., La conservation des truffes
- Chabert D., Le biochar en trufficulture
- Pargney, J.-C. (coord.), Truffe, osons une culture raisonnée
- Pargney, J.-C., Des truffes dans mon jardin











